Pas de science sans conscience. L'innovation scientifique et technique devient très partagée dans le monde, entre Occident et pays émergents. Mais on ne fera pas l'économie d'un message universel tourné vers l'éthique. Trois questions à un grand spécialiste des relations internationales.



Planète plus intelligente - Vous parlez dans plusieurs de vos écrits de l'automne de l'Occident face à l'émergence printanière de pays comme la Chine ou l'Inde. Mais vous ne cédez pas au pessimisme et appelez le monde occidental à revivifier son message universel. L'innovation technologique peut elle participer à un tel message?

Dominique Moïsi - La science a progressé de manière extraordinaire, et avec elles les technologies. Mais les consciences ont pris du retard. Comment combler ce décalage grandissant? Cela ne se fera pas par l'invention technologique, mais par le retour sur soi, la recherche d'une nouvelle éthique.

Je crois que nous sommes dans une période où le pessimisme ambiant qui existe dans nos sociétés développées ne peut pas être transcendé simplement par des innovations d'ordre technique. Au fond, nous somme tous conscients qu'au cours des dernières décennies le contraste entre le progrès des sciences et la stagnation, sinon le recul, des consciences est apparu comme trop marquant. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nous avons connu les progrès réalisés par la Science, qui font par exemple que nous vivons considérablement plus longtemps aujourd'hui qu'hier, ce qui est une vraie révolution historique. Mais il y a un contraste: ces progrès de la science n'ont pas rendu l'homme meilleur ou plus éthique. On a presque l'impression du contraire.

Les innovations nécessaires aujourd'hui ne me semblent donc pas devoir venir principalement des innovations scientifiques ou des progrès des techniques, ou même des découvertes de nouvelles dimensions, comme les nanotechnologies ou d'autres.

De mon point de vue, elles doivent venir d'un nouvel universalisme. La vraie supériorité de l'Occident, c'est d'être universaliste. Personne ne rêve d'être chinois... Cependant les démocraties occidentales doivent se regarder avec plus de modestie par rapport aux autres civilisations, et plus d'ambition par rapport a elles mêmes.

Il ne faut pas se contenter de se gargariser de l'expression "nous sommes des démocraties", ne pas retomber dans les écueils de l'administration Bush où l'on prêchait au monde extérieur des valeurs que l'on cessait de pratiquer complètement chez soi.

L'universalisme que nous pouvons diffuser ne doit pas être vide de contenu ou prétentieux. Si c'est un monde artificiel, arrogant, intolérant, fermé sur l'autre et succombant aux sirènes du populisme et ne respectant même pas, avec la montée de la corruption, l'état de droit, qu'est-ce que cet universalisme de la démocratie?

Mais il faut compter désormais avec les grandes puissances émergentes, par exemple l'Asie. Leur poids économique augmente, leur capacité d'innovation aussi, leur ambition à compter dans tous les domaines...

Oui, ne serait ce que pour des raisons démographiques: le monde occidental ne représentera bientôt que 10% de l'humanité. Il faut donc le percevoir comme une niche d'excellence. Cependant il ne faut pas croire qu'il s'agira d'une niche d'excellence dans l'inventivité technologique et l'innovation, laissant au reste du monde la fonction de production.

Quand on voit le nombre de Chinois qui étudient dans les meilleurs universités occidentales - environ 350.000, l'accent mis sur la recherche et le développement dans des Etats comme Singapour-, l'idée selon laquelle l'Occident serait une niche d'excellence en matière grise ne tient pas la route. La division du travail "à nous l'intelligence, à eux la production", est arrogante et erronée. Notre niche d'excellence, je l'ai dit, c'est notre capacité à diffuser un message universel ouvert.

En fait, les Asiatiques veulent consommer comme nous, mais ils ne veulent pas être gérés politiquement comme nous. Il y a peut être quelques dizaines de milliers de Chinois qui rêvent de démocratie à l'occidentale, il faut les admirer et faire en sorte qu'ils ne se retrouvent pas en prison. Mais croire qu'avec la montée du capitalisme et de l'individualisme, la Chine deviendra l'Occident, non!

De notre coté, la crise économique et sociale est peut être une crise d'identité morale pour le monde occidental. Nous nous posons des questions fondamentales: pourquoi la croissance continue en Asie et s'arrête en Occident? Pourquoi réussissent-ils sans être des démocraties?
Leur rêve c'est de consommer comme nous, notre cauchemar c'est de travailler comme eux! Tout cela n'est pas très équilibré. Il faut retrouver un équilibre. Là encore les technologies peuvent permettre aux Occidentaux et Asiatique de communiquer plus facilement, d'avoir un meilleur dialogue.

La question de l'avenir de la planète, du développement durable, peut-elle contribuer à ce message universel?

C'est une réflexion essentielle, un élément de la mondialisation. Il est bien que nous prenions conscience que nous avons tous ensemble une responsabilité collective vis-à-vis de la Terre.

Mais quand je vois un film comme Home, de Yann Arthus Bertrand, je suis choqué. L'homme disparait visuellement, il est seulement là pour respecter la planète, et la planète n'a rien à devoir à l'homme. Il y a un déséquilibre. Or l'homme doit respecter la planète car elle est son environnement, mais l'homme est au cœur de la planète. La déshumanisation qu'entraîne une idéologie environnementaliste extrême ne me paraît pas acceptable.

J'ai souvent dit que je suis "passionnément modéré". Il faut trouver des équilibres entre Occidentaux et non Occidentaux, entre la planète et l'homme, entre les sciences et les consciences.

Source: http://www.planete-plus-intelligente.lemonde.fr